Le droit international des droits de l’Homme au service des individus – Prendre le nouveau Jus gentium au sérieux

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December 5, 2022

Introduction

Pour rendre hommage à la pensée et à l’action du Professeur et Juge Antônio Cançado Trindade, je choisis d’écrire en français. Formidable polyglotte et érudit à l’esprit universel, l’ancien Président de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, élu ensuite à la Cour internationale de Justice, a profondément marqué le droit international des droits de l’Homme (DIDH) - tant la compréhension théorique de celui-ci que sa pratique – à partir d’une idée a priori simple, déjà avancée par la Cour internationale de Justice (CIJ) dans son avis consultatif de 1951 sur les Réserves à la Convention sur la prévention et la répression du génocide, à savoir que les instruments de droits de l’Homme ne sont pas des traités internationaux comme les autres. Le développement normatif du DIDH à partir de 1948 et de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme nourrirait « l’humanisation du droit international public », loin du paradigme stato-centré des siècles précédents aux conséquences monstrueuses pour l’Humanité. Tel est le cœur de ce que le Prof. Cançado Trindade décrit et le point de départ qu’il adopte dans son cours magistral – dans tous les sens du termes - à l’Académie de droit international de La Haye, prononcé en 2005, portant sur L’humanisation du droit international. Vers un nouveau Jus Gentium. Tel a été aussi son infatigable combat théorique et pratique : replacer la personne humaine dans sa figure la plus vulnérable et fragile – celle de la victime de l’arbitraire et de la violence du Pouvoir - au centre d’un ordre juridique international où les États ne lui laissent que peu de place.

Cançado Trindade : Juge et professeur

Néanmoins, le Professeur n’est pas « seulement » Professeur. Il n’est pas uniquement l’intellectuel ou le philosophe qui observe les affaires de la Cité, analyse, critique et prescrit. Le Professeur Cançado Trindade est aussi le Juge Cançado Trindade, intimement persuadé que la souffrance humaine, les inégalités, la violence, les rapports de domination fondés sur le genre, la couleur de peau, le handicap ou la situation économique, les injustices passées et présentes au nom de la colonisation, l’accaparement des richesses et des terres des peuples autochtones, en un mot, l’accès à la Justice pour celles et ceux qui en ont le plus besoin peut contribuer à réparer ces relations inégalitaires. Les tribunaux – internes et internationaux – ont leur rôle à jouer dans la « réalisation commune » de la Justice comme il l’écrira dans un autre de ses cours à l’Académie.

Son œuvre immense – tant doctrinale qu’en sa qualité de juge à travers notamment ses légendaires opinions séparées sous les décisions de la Cour interaméricaine et de la CIJ – peut difficilement être résumée. Néanmoins, ce qui peut être souligné, c’est le fait que son approche doctrinale et pratique d’un droit international public fondé sur l’individu est tout à la fois une méthode d’interprétation et d’application du droit (à suivre par le praticien) et un idéal à atteindre (à développer par le théoricien). J’ai critiqué par le passé le fait que parfois, dans les écrits doctrinaux ou les opinions individuelles du Juge Cançado Trindade, la méthode n’était pas toujours bien séparée de l’idéal, de sorte que le Juge semblait décrire ce qui est alors qu’en réalité, il s’agissait davantage d’une aspiration du Professeur à ce que l’ordre juridique international devrait être.

Les contributions de Cançado Trindade au DIDH

Cela étant dit, il me semble que l’empreinte profonde de la pensée et de l’action de Cançado Trindade sur le DIDH touche tous les domaines du droit.

Normatif d’abord, dans le sens où son approche et son interprétation de la formation de la coutume, du jus cogens, de la place de la volonté de l’État et de l’expression de son consentement qui ont été au cœur d’importantes décisions telles que l’avis consultatif n°18 de la Cour interaméricaine, résonne et invite à réfléchir sur la philosophie défendue par le DIDH contemporain. Il est du reste dommage que la Commission du droit international, dans ses réflexions sur l’identification de la coutume ou du jus cogens, n’ait pas engagé de manière approfondie la discussion théorique avec le DIDH sur ces aspects.

Subjectif ensuite – dans le sens des sujets du droit international -. De ce point de vue, Cançado Trindade a été un formidable défenseur de la reconnaissance de l’individu comme sujet du droit international sur le plan théorique et en sa qualité de juge, il a prolongé cela en œuvrant, pas à pas pour la reconnaissance d’une place procédurale des victimes dans la procédure devant la Cour interaméricaine. Ce locus standi qui n’allait pas de soi en contentieux interaméricain s’est imposé grâce notamment à sa pugnacité et est désormais consacré dans le règlement intérieur de la Cour.

Procédural également. Ses apports au contentieux international des droits de l’Homme relativement à la preuve, à la question des mesures provisoires ou aux règles de compétence des organes (notamment ratione temporis et ratione materiae) sont remarquables. Il est l’un des rares à avoir saisi que la procédure peut servir – positivement ou négativement – un projet axiologique et à avoir mis cela en œuvre. Sa position presque unique de théoricien et de praticien lui a permis de comprendre par exemple que les questions liées à la compétence temporelle d’un organe en lien avec des violations passées est loin de n’être qu’une question technique et rébarbative : elle est porteuse d’une certaine conception de la justice, comme il l’écrit si bien dans son opinion sous l’affaire Hermanas Serrano Cruz, de sorte que les décisions prises sur ce terrain ne sont jamais neutres. De la même manière, il est l’un des premiers auteur et Juge à avoir compris et théorisé l’importance des mesures provisoires comme instruments d’accès au(x) Droit(s) qui inspire désormais d’autres organes tels que le Comité des droits de l’enfant. Quand la compétence matérielle d’un organe est remise en cause par l’État, il a su, avec ses collègues de la Cour interaméricaine, faire preuve de fermeté et de créativité juridique pour affermir la position du Tribunal. En ces temps de critiques à l’encontre de l’activisme judiciaire de certaines cours de droits de l’Homme, il est bon de réfléchir sur la mise en balance entre la « conviction et la responsabilité » qui a toujours guidé le travail du théoricien et du juge Cançado Trindade.

Obligataire enfin. On doit à Cançado Trindade d’avoir relancé en pratique, dans des cas de violations graves et massives de droits de l’Homme liées à l’Opération Condor par exemple ou aux exactions commises à l’encontre des communautés Maya au Guatemala, les réflexions sur les crimes d’État, la responsabilité aggravée ou les dommages punitifs en matière de réparation, laissées en suspens par la Commission du droit international dans ses propres travaux sur la responsabilité des États. L’impunité étant profondément contraire à sa croyance – le terme est choisi à dessein – dans le droit de tout individu d’accéder au Droit, il n’est également pas surprenant que ce soit sous sa présidence de la Cour qu’ait été développée la notion de contrôle de conventionnalité.

Commentaire final

J’aurais pu également donner des exemples liés à l’interprétation matérielle des droits : la notion d’intégrité spirituelle des communautés autochtones, la protection des droits des enfants, vulnérables parmi les vulnérables, ou des migrants en situation irrégulière. Néanmoins, son héritage le plus important me semble-t-il réside dans le profond respect que le Juge Cançado Trindade témoignait en faveur des victimes de violations des droits de l’Homme. D’où son désaccord - voire son indignation - face au temps trop long de la procédure devant la CIJ pour traiter des réparations dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo.

Les développements procéduraux actuels - et notamment, la multiplication sans précédent des demandes d’intervention des États non-parties aux instances - dans les affaires opposant la Gambie au Myanmar ou l’Ukraine à la Russie devant la CIJ témoignent peut-être de ce Nouveau jus gentium en action. A l’occasion de l’affaire de la Chasse à la baleine, le Juge Cançado Trindade avait annoncé cette « résurgence de l’intervention, qui s’inscrit dans l’univers conceptuel du droit des gens, est d’excellent augure en ce qu’elle favorise la bonne administration de la justice, d’une justice attentive non seulement aux besoins des Etats directement concernés, mais aussi à ceux de la communauté internationale dans son ensemble ». Dans cette même opinion individuelle, il partageait ses réflexions plus générales sur le sens du travail du juriste, voué à la frustration mais aussi, parfois, « marqué par des éclairs de lumière » (para. 76). Son œuvre tant doctrinale que pratique offre indéniablement ces éclairs de lumière à la pensée juridique internationale.


Hélène Tigroudja

Professeur de droit international public à la Faculté de droit et de science politique d’Aix-en-Provence (Aix-Marseille Université) et Hauser Global Professor à la New York University. Elle est membre du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies. Twitter : @HeleneTigroudja