Chronique d’une mort annoncée ? A propos du mécanisme de règlement des différends commerciaux de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf)

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August 19, 2019

La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) dont le traité a été signé le 28 mars 2018 est finalement entré en vigueur le 30 mai 2019 après que le nombre minimum de ratifications requis a été atteint. La ZLECAf entend créer un espace commercial de plus de 1,2 milliard d’âmes disséminées à travers les 55 Etats membres de l’Union africaine (UA), devenant de ce fait le plus grand marché unique au monde depuis l’avènement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Fondé sur la libre circulation des biens, des services, des personnes et des investissements, la ZLECAf compte ainsi concourir à la création de la Communauté économique africaine (CEA). La signature de l’Accord ainsi que sa récente entrée en vigueur ne marquent que la fin d’une première étape, car il incombe désormais aux Etats parties la charge de sa mise en œuvre. L’entrée en vigueur de l’Accord entraine également celle des Protocoles sur le commerce des marchandises, le commerce des services et sur les règles et procédures relatives au règlement des différends, qui en font partie intégrante. Basé sur le principe d’engagement unique donc[[1]], le règlement des différends par voie d’arbitrage à travers le Protocole y relatif, est une obligation contraignante pour tous les États parties.

L’article 20 de l’Accord portant création de la ZLECAf institue un mécanisme de règlement des différends devant s’appliquer aux disputes entre les États parties. Par conséquent, l’objectif de son Protocole qui vise à assurer que le processus soit transparent, juste, équitable prévisible et conforme aux dispositions de l’Accord, entend régir ce mécanisme. Cependant, et ceci est l’objet de la présente analyse, le système de règlement des différends de la ZLECAf n’est accessible qu’aux Etats, en tant que parties au différend ou en tant que tierces parties. Par conséquent, seuls les Etats peuvent y participer directement. Avec pour crédo la stimulation du commerce intra-africain, les états sont conscients que les règles ne valent pas grand-chose sans un système en place en charge de régler les questions d’interprétation des textes et de vider les contentieux qui en résultent comme le font les Membres de l’OMC.

Or, c’est un secret de polichinelle que les états africains membres de l’OMC n’ont que rarement, si jamais, fait usage de son système de règlement de différend qui garantit pourtant une égalité de jureentre les états quel que soit le poids économique des parties au conflit. La non-participation des états africains à ce système n’a pas échappé à la littérature qui s’est plutôt abondamment penchée sur la question. Célébré comme étant le joyau de la couronne pour l’OMC et contribuant à la stabilité de l’économie mondiale, le nombre impressionnant de litiges tranchés par son organe de règlement des différends (ORD) est tout simplement sans précédent dans l’histoire des relations internationales. On ne saurait en dire de même des tribunaux régionaux africains dont le mutisme en matière commerciale n’a également pas échappé à la critique. En dépit de ce qui précède, le Protocole qui régit le règlement des différends commerciaux de la ZLECAf a été soigneusement calqué sur le modèle de l’OMC.

Quand on sait qu’aucun de ces Etats parties n’a jamais porté un différend commercial devant une instance judiciaire régionale habilitée à cet effet, on est en droit de questionner la sincérité de leur investissement dans la mise sur pieds de ce mécanisme. Ne s’est-il pas agi là tout simplement d’un choix délibéré de tuer le projet dans l’œuf, pourrait-on se questionner. Si l’on convoque le sort qu’a subi le tribunal de la SADC, et que la plupart des tribunaux régionaux avec pour mandat initial la résolution des conflits commerciaux émanant des traités les instituant se sont plutôt mués au fil du temps, parfois sans base légale manifeste, en cours de justice de droit de l’homme[[2]], on pourrait valablement douter d’un éventuel fonctionnement effectif de l’ORD de la ZLECAf sous le modèle de l’OMC.

En effet, le Tribunal de la SADC, initialement habileté à connaitre des litiges non seulement entre Etats membres de la SADC mais également entre personnes physiques ou morales contre les états, a connu un cinglant revers après ses premières décisions avant-gardistes et s’est vu amputé de sa compétence d’être saisi par les individus[[3]]. Ce rétropédalage qui confine le tribunal à un rôle consultatif eut pour effet, bien entendu anticipable, de voir cette cour mourir à petit feu. Et au cas où il venait à être restauré, il ne statuera désormais plus que sur les affaires interétatiques. A contrario de cette mort lente du côté de la SADC, l’on peut observer un certain dynamisme des Cours de Justice de la CEDEAO, du COMESA et de l’Afrique de l’Est qui, en l’absence des différends entre Etats, se sont positionnés comme remparts de la justice en matières de droits humains et commerciales dans leurs régions respectives.

La récente affaire de la British American Tobacco devant la Cour de Justice de l’Afrique de l’Est, où il a été constaté que le droit d’accise ougandais imposé sur les marchandises importées en Afrique de l’Est constituait une violation du traité du Marché Commun, est une illustration de la nécessité d’élargir l’accès aux personnes physiques et morales afin de faire avancer l’interprétation des accords commerciaux régionaux. Certaines juridictions ont au fil des années fait une introspection sur leurs modes de fonctionnement pour répondre à certaines critiques. C’est le cas par exemple de l’OMC qui, prenant acte du déficit de légitimité et de transparence dont souffre son mécanisme de règlement des différends, a entrepris quelques reformes notamment à travers l’acceptation des mémoires d’amicus curiae et l’ouverture des audiences au public par des groupes spéciaux et par l’Organe d’appel. Ces réformes ont marqué une avancée dans la participation des tiers dans le mécanisme de l’OMC, même si les états demeurent titulaires du droit d’agir. C’est pourquoi pour être effectif, le système de règlement des différends commerciaux de la ZLECAf ne pourrait se contenter des dispositions prévues dans sa forme actuelle.

L’on ne saurait cependant faire fi du « système africain » de règlement pacifique des différends où la solution politique (à travers les négociations et les conciliations) prime sur le règlement judiciaire. La médiation, d’après l’adage selon lequel « un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès », est le moyen par excellence de règlement de différends en Afrique notamment dans sa quête effrénée des « solutions africaines aux problèmes africains ». Même si le prétoire de la Cour internationale de justice (CIJ) continue d’être abondamment alimenté par les litiges territoriaux africains, il ne l’est souvent qu’après échec des solutions à l’amiable. Toutefois, cela démontre aussi l’intérêt que les états africains accordent aux questions frontalières et leur négligence des questions commerciales.

Conscients de la torpeur qui les caractérise, l’on serait fondé de penser que les Etats membres de l’UA ont intentionnellement essayé de tuer leur bébé dans l’œuf. Parce que si les reformes suggérées pour un élargissement du mode de saisine ne sont pas entreprises, rien ne garantit que ces derniers en feront subitement usage au vu de ce qui précède. Et en supposant qu’ils déclenchent le mécanisme, il est très probable qu’ils se limitent aux stades des consultations et des bons offices prévus aux articles 7 et 8 du Protocole sur les règles et procédures relatives au règlement des différends. En d’autres termes, et en tenant compte de l’inclination des Etats africains, aucune affaire ne risque atteindre l’étape des groupes spéciaux, encore moins celle de l’organe d’appel. Au demeurant, la dormance de la procédure judiciaire priverait les Etats parties de l’Accord portant création de la ZLECAf, ainsi que ses protocoles, de la sécurité et la prévisibilité du système commercial africain.


[1]Voir l’Article 8 de l’Accord sur la ZLECAf.

[2]Voir aussi Alter, Gathii & Helfer (2016).

[3]Ce sont les affaires Mike Campbell (Pvt) Ltd and Others v Republic of Zimbabwe(2008) et Louis Karel Fick & Others v Republic of Zimbabwe (2010)qui ont scelléle sort du Tribunal.